WIDJIGO

 

Estelle Faye

 

prix

 

livre

Pourtant le marmonnement des flots se frayait un passage jusqu’à lui, recouvrait tous les autres sons de l’île, de la forêt et de la plage. Les copeaux de glace crissaient en se frottant entre eux dans l’écume comme des mâchoires de milliers de dents. La marée, c’était la marée qui s’avançait.

 

Littérature de l'imaginaire

 

Thriller     Fantastique     Historique

Adulte

 

   En 1793, Jean Verdier, un jeune lieutenant de la République, est envoyé avec son régiment sur les côtes de la Basse-Bretagne pour capturer un noble, Justinien de Salers, qui se cache dans une vieille forteresse en bord de mer.

   Alors que la troupe tente de rejoindre le donjon en ruines ceint par les eaux, un coup de feu retentit et une voix intime à Jean d’entrer. À l’intérieur, le vieux noble passe un marché avec le jeune officier : il acceptera de le suivre quand il lui aura conté son histoire. Celle d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve, quarante ans plus tôt. Celle d’une lutte pour la survie dans une nature hostile et froide, où la solitude et la faim peuvent engendrer des monstres…

Critique par Maud G.

 

    Widjigo, c’est un peu l’histoire d’un roman qui est venu à moi par hasard, que je ne m’attendais pas à lire quand bien même venait-il à peine d’être publié. J’ai vu le nom d’Estelle Faye sur la première de couverture - illustrée de ce que je prenais pour une sorte de dryade en position de croix - et me suis dit « Oh, et pourquoi pas ? », sans savoir ce que j’allais vraiment trouvé entre les lignes de ce livre de 256 pages.

    Dès les premiers mots, on découvre une plume fouettée par le ressac, trempée dans les embruns et le sel, grave, fluide et efficace, qui pousse les lecteurs directement dans le récit. L'écriture est rythmée, sans superflu, contribuant à fournir un texte dynamique tout au long du roman grâce à une mise en abyme - soit le récit dans le récit - passant d'un narrateur extradiégétique à homodiégétique, dans les deux cas toujours en point de vue interne pour être toujours au plus près de l'un et l'autre des protagonistes moteurs. Et c'est là que toute la finesse d'Estelle Faye est employée pour emmener ses personnages - mais surtout les lecteurs -, dans le sens de lecture qu'elle a souhaité pour son récit. Le procédé est particulièrement habile car, outre de sans cesse faire rebondir l'histoire, il parvient à créer une sorte de pacte avec les lecteurs qui se retrouvent à partager cet instant avec Jean Verdier. À ces deux narrations finement menée, se mêlent quelques passages descriptifs patinés de poésie et de contemplation qui ne laissent pas indifférents. A cela s'ajoute également des dialogues bien dosés, jamais superflus, participant autant à poser l'ambiance du livre qu'à affiner les caractéristiques des personnages. Le vocabulaire est riche, avec quelques rares mots techniques propres aux thématiques du roman, en cohérence avec l'époque à laquelle se déroule le récit, avec l'âge des personnages et le registre de langue qu'ils emploient.  Mais comme la perfection est difficile à toucher, on pourra reprocher par moment une économie de pronoms sujets pour un usage répétitif des noms des protagonistes, voire l'emploi de groupes nominaux, peu nécessaires et à la limite de produire un effet de lourdeur.

    La base du roman repose, comme déjà mentionnée, sur la mise en abyme permettant à deux temporalités de coexister au fil des chapitres et d'amener assez naturellement l'intrigue principale à prendre de plus en plus de place. La première narration se déroule dans la Basse-Bretagne de mars 1793, pendant la Révolution Française, durant la Chouannerie qui voit s'opposer les Républicains (aussi nommés les Bleus) aux Royalistes dans un climat de révoltes paysannes, peu de temps après l’instauration de la Première République. On y découvre alors deux protagonistes, Jean Verdier, lieutenant Républicain de son état, venu pour arrêter un noble, un certain Justinien de Salers. C’est à partir de là que reposera le pilier de la seconde narration et d'un récit d'expédition qui nous fera remonter le temps en 1754, sur les terres sauvages de Terre-Neuve. Si le contexte historique est rapidement esquissé, il n'en est pas moins négligé. Estelle Faye a, semble-t-il, bien étudié son sujet afin de proposer une toile de fond crédible dans laquelle sont distillés de nombreux détails venant enrichir l'ambiance générale du récit, lourde, tendue, et poser quelques réflexions politiques sur l'Histoire ou encore l'inégalité des classes. Un grand soin est apporté sur l'environnement, en particulier sur les paysages, sur cette nature qui en appelle à nos sens et occupe une place presque omniprésente. Bien vite, on pourrait voir en Widjigo un roman enlaçant le Romantisme où se côtoient fantastique, spiritualité, voyage, solitude, ruines, nature immense et insondable, sentiments brutes et questionnement du moi. Estelle Faye nous confronte à l'angoisse, mais surtout au Monstre - au Monstre fait homme, au Monstre fait âme, au Monstre fait bête - pour questionner sur la vérité tandis que le doute prend de plus en plus d'ampleur. Pour cela, elle aborde le mythe du wendigo - ou wìdjigò en algonquin - une créature décharnée anthropophage vivant dans les profondeur de la forêt, issue du folklore des nations autochtones d’Amérique, allégorie des rudesses de l'hiver ou encore associée à divers péchés. L'auteur en fait même un outils pour déconstruire progressivement les différences de classes, de mœurs, de religions et se recentrer sur ce qui fait l'humain, sur ce qu'il est profondément. Il n'est donc pas étonnant de voir les protagonistes traités avec beaucoup de justesse et l'attention portée sur leur psychologie. Par leur singularité, un lien se tisse entre eux et les lecteurs, en particulier avec Justinien de Salers qui est livré entier, et une forme d'intimité s'esquisse pour progressivement confronter les lecteurs à une intrigue où règne le doute, l'angoisse, le désespoir, la folie et la mort. Le récit se développe presque en huis clos dans une atmosphère glaçante de malaise qui pourra déranger certains lecteurs vis à vis de la fiabilité des personnages qu'ils suivent et du risque à s'attacher à eux face à leur issue incertaine. Enfin, si les révélations finales venant clore le dénouement de l'intrigue principale paraîtrons prévisibles, celles servant la première narration relèveront d'un certain coup de théatre qui ne manqueront pas d'interroger les lecteurs sur les détails qu'ils auraient manqué, à commencer par la structure même du roman. Mais tous n'apprécieront pas forcément la chute.

    Plus qu'un thriller historico-fantastique, Widjigo est un roman sur la nature humain mise à mal et hostile, une ode à la nature dans tout ce qu'elle a de plus grand. Dès les premières lignes, j'ai été captivée par la puissance de l'imagerie, par la manière dont la plume a réussi à transcender les sens. J'ai presque tout aimé, en particulier les personnages que j'avais l'impression d'accompagner dans l'ombre, mais peut-être aurais-je préféré une fin qui s'étire un peu moins, une chute qui me laisse juste encore un peu dans le doute.

note

un Monstre fait livre

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