LE PENDULE DE FOUCAULT

 

Umberto Eco

 

livre

« Quid est veritas ? demanda Belbo.
– Nous, dis-je. »

 

Littérature générale étrangère

 

Thriller ésotérique

Adulte 

 

   À Paris, au Conservatoire des Arts et Métiers où oscille le pendule de Foucault, Casaubon attend le rendez-vous qui lui révélera pourquoi son ami Belbo se croit en danger de mort.

   À Milan, trois amis passionnés d’ésotérisme et d’occultisme ont imaginé par jeu un gigantesque complot, ourdi au cours des siècles, pour la domination mondiale. Et voici qu’apparaissent en chair et en os les chevaliers de la vengeance…

Critique par Chloé M. R.

 

    Dès notre première rencontre, il m’a impressionnée. C’était il y a douze ans, je crois, lors d’une journée un peu grise, ma meilleure amie l’avait pris par hasard et le libraire lui était tombé dessus tandis que j’essayais de toutes mes forces de disparaître dans un recoin sombre. Il avait ouvert le livre, montré une citation, et avait dit quelque chose comme : « ça, c’est un vrai roman ! » avant d’enchaîner sur son érudition et sa complexité. Elle l’a acheté, pas moi. Cette réaction du libraire a continué de me hanter lorsque j’ai finalement aquis mon premier Eco, Le Nom de la Rose, comme tout le monde, puis le deuxième, Le Cimetière de Prague. Et un jour, je me suis retrouvée nez-à-nez avec lui, dans une mauvaise imitation de la première scène du livre. C’était en août. Il m’a ensuite regardée depuis mon étagère, m’a défiée presque, jusqu’en janvier. Il était enfin temps.

    Ce roman fait le choix d’un début in medias res où le personnage erre dans un musée, à la recherche d’une cachette. On ne sait pas qui il est, on ne sait pas pourquoi il est là, on ne sait rien. Vient alors une première analepse qui nous entraîne quelques jours plus tôt seulement et nous permet de comprendre la présence du narrateur dans ce musée. Puis une seconde analepse, bien plus ample celle-ci puisque l’on retrouve Casaubon alors qu’il est encore étudiant. Presque tout le roman aura ainsi cet aspect rétrospectif, permettant la mise en lumière de scènes qui prendront parfois sens des dizaines de chapitres plus tard. Le retour au moment de la narration permettra, quant à lui, d’accentuer l’aspect critique de la situation et l’état psychique du narrateur soulignant alors efficacement la tension attendue dans un thriller. Un léger bémol toutefois : si le choix qu’a fait l’auteur est pertinent pour le dévoilement chronologique nécessaire de l’intrigue, quelques paragraphes du temps de la narration égarés dans les analepses peuvent par moment se révéler un peu déstabilisants au début de la lecture. Il y a aussi, dans ce roman, une forme de polyphonie. En effet, le long récit du narrateur est ponctuellement entrecoupé de documents informatiques qui sont supposément écrits par un autre personnage – Belbo – et permettent donc l’accès à un second point de vue sur certains évènements ou l’accès à d’autres que n’a pas vécu le narrateur. Ces changements, toujours très clairs, sont d’ailleurs aussi l’occasion d’un jeu de références littéraires et culturelles entre l’auteur et son lecteur qui allègent l’aspect parfois pesant de ces textes. Outre ces éléments somme toute classiques, il y a, pour cette œuvre, une véritable recherche au niveau de la forme. Ainsi, elle est composée de cent-vingt chapitres, nombre mystique qui parcourra le roman, répartis dans dix sections, chacune d’entre elles faisant référence à une Sephira de l’Arbre de Vie selon la Kabbale. Le contenu de ces sections correspond lui-même à la thématique de la Sephira, et le parcours que représente le livre suit celui de la création selon cet Arbre, comme un écho de la création du Plan des personnages. De plus, chaque chapitre a, en guise de titre, une ou plusieurs citations qui permettent à la fois d’éclairer son contenu et de l’intégrer dans une dimension historique réelle. Toutes les références données, qu’elles soient intra ou extradiégétiques, sont vraies, ce qui est l’une des grandes forces du roman. Néanmoins, c’est aussi une potentielle faille : nombre de ces références sont pointues, complexes, extrêmement spécifiques et très peu sont explicitées. Le narrateur nous brosse ainsi rapidement l’histoire des Templiers et les quelques mythes qui y sont rattachés, mais c’est le seul moment où l’on s’attarde sur une explication. Même si on peut passer outre certaines de ces références, à la longue cela peut devenir fastidieux pour le lecteur qui n’aurait pas toutes ces connaissances, ne serait-ce que superficiellement. Ce sentiment est d’ailleurs accentué par la présence de citations non traduites, parfois au cœur même des dialogues des personnages. Cette absence de traduction est de la volonté de l’auteur qui estime que la proximité entre les langues romanes (majoritairement, ici, le latin, l’italien, l’espagnol et le portugais) et le contexte suffisent à la compréhension du lecteur.

    L’intrigue, aujourd’hui, paraît presque un peu cliché. Les années 2000 et leurs histoires de complots mondiaux, de retour des templiers, de secrets capables de changer la face du monde sont passées par là. On peut d’ailleurs noter la relative proximité, souvent évoquée, du Pendule de Foucault avec le Da Vinci Code de Dan Brown. C’est oublier qu’Eco a vingt ans d’avance, et que la machination qu’il construit a tout du jeu d’érudition, très éloigné de ce que fait son confrère. C’est oublier aussi que l’intrigue est, comme souvent pour cet auteur, un simple prétexte à une réflexion plus globale. Ainsi, il n’est pas possible de trop détailler cette intrigue, à moins de tout révéler. Eco est un romancier accompli, le rythme est maîtrisé, plus lent quand c’est nécessaire, haletant aux moments de crise. Il joue avec la tension pour présenter ses personnages principaux et nous les rendre immédiatement attachants. Et, bien sûr, chacun d’entre eux est parfaitement unique, tant dans sa façon de parler que dans ses idées, il n’y a pas de risque de confusion. Même les personnages très secondaires ont des réactions étonnement réalistes qui correspondent à la personnalité laissée entendre par leur phrasé. Malgré cette évidente maîtrise, il y a toute une section où le rythme s’étiole et que, personnellement, j’ai trouvée un peu longuette. Sans doute l’effet de rupture était-il trop important : à l’exception du narrateur, tous les autres personnages sont absents, et alors que l'action se déroule au Brésil où l’on attend l’avancement d’une intrigue policière entamée dans la section précédente, on se retrouve avec une histoire d’amour vaguement mêlée de éléments occultes. A posteriori, on comprend tout l’intérêt de ces chapitres, leur aspect essentiel, au contraire, et sans doute une relecture les rendrait plus appréciables, mais ils restent très déroutants en première intention. La construction de l’œuvre fait donc intimement partie de l’intrigue elle-même, en ce qu’elle permet à la fois de la faire avancer, mais aussi de la dédoubler. Plus qu’un simple thriller ésotérique, Eco propose une réflexion sur la création, composée d’histoires qui finiront par créer l’Histoire. Et ce roman s’en fait l’écho, ainsi, pêle-mêle, se côtoient des bribes d’histoires, le Plan qui hante toute l’œuvre, la vie Casaubon et celle de Belbo ou d’Agliè, le récit des Templiers de leur création à leur mort, etc. Tout ici est pléthorique, l’on croule sous les histoires comme l’on croule sous les références, tout s’entremêle, tisse des liens jusqu’à ce que l’on arrive à cette œuvre démiurgique qui hante le roman comme un autre lui-même. Et les dialogues savants des personnages ne sont que des échos de celui que l’auteur cherche à créer avec son lecteur.

    Un de ces romans que l’on n’oublie jamais, nous dit la quatrième de couverture. Assurément. Il est de ces œuvres qui peuvent hanter longtemps un lecteur, de celles auxquelles on revient sans crainte, en sachant que l’on y trouvera toujours quelque chose de nouveau. Si j’ai particulièrement apprécié ma lecture, j’ai pourtant bien conscience que ce roman ne s’adresse pas à tout le monde. Il est exigeant, à tous les sens du terme. Il attend de son lecteur qu’il lui offre du temps, de l’espace de réflexion. C’est l’un de ces livres que l’on nourrit de nous-même autant qu’il nous nourrit, qui exige de l’investissement. Impossible, à mon sens, de le lire comme le banal thriller un peu trop savant pour lequel il est trop souvent pris. C’est possible, en réalité, mais ce serait passer à côté de ce qu’il veut bien nous offrir. Lisez-le donc, il en vaut la peine, mais lisez-le pour ce qu’il est : un foisonnement de questions et de pistes de réflexions auxquelles vous devrez, seuls, trouver les réponses.

note

Vertige

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